Commémoration
- Publié le 16 février 2021

Commémoration de la rafle de la rue Sainte Catherine

Pour celles et ceux qui ne pouvaient être présents (consignes sanitaires obliges) lors de cette commémoration dimanche 14 février, voici le discours de Mme la maire du 1er arrondissement Yasmine BOUAGGA

 

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Mesdames, messieurs,

Chaque année nous nous retrouvons pour commémorer la rafle de la rue Sainte Catherine. Dans cette rue, connue à Lyon pour ses bars et boîtes de nuit, une plaque de marbre égrène des noms, mais rares sont celles et ceux qui s’arrêtent devant, pour les lire et se souvenir de l’histoire qu’ils évoquent.

Alors, une fois par an, on s’arrête devant. On suspend le temps. On se rassemble – en comité restreint, cette fois, à cause de la crise sanitaire – on se souvient, ensemble, et ce regard sur le passé nous réunit et nous relie.

En 1943 dans cet immeuble du 12 rue Sainte Catherine se trouvaient les locaux de l’UGIF, l’Union Générale des Israélites de France, plus précisément, de la branche de l’organisation dédiée à l’Assistance aux Juifs Etrangers, c’est-à-dire, comme le rappellent les documents réunis par Serge Klarsfeld, la section lyonnaise du Comité d’Assistance aux Réfugiés, et la Fédération des Sociétés Juives de France, qui se consacrent à la distribution de subsides aux juifs étrangers nécessiteux, et à une mission clandestine de sauvetage « fausses identités, filières d’évasion vers la Suisse, placement de Juifs en danger chez des non-Juifs sympathisants »

Cette activité n’échappe pas à la Gestapo de Lyon, dirigée par Klaus Barbie. Il organise une descente sur le local le 9 février 1943, pour capturer des Juifs étrangers, des Juifs français qui leur viennent en aide, et les envoyer à la mort.

Il y avait ce jour-là, dans les bureaux de l’UGIF, Chana Grinzpan. Arrivée à Lyon après l’arrestation de son mari à Paris en juillet 1942, lors de la rafle du Vélodrome d’hiver, elle est alors seule avec son bébé de huit mois, qu’elle amène en consultation médicale à l’UGIF. Elle est arrêtée, enfermée dans une pièce dans laquelle sont entassées les personnes au fur et à mesure de leur arrivée à l’UGIF, et de leur arrestation par la Gestapo. Un policier allemand la laisse finalement partir « sans doute excédé par les pleurs de l’enfant ».

Il y avait Simon Badinter, le père de celui qui deviendra remarquable avocat, Garde des Sceaux, défenseur des droits humains. Simon Badinter est alors bénévole à l’UGIF. Déporté, il mourra au camp de Sobibor.

Rue Sainte Catherine, il y avait aussi Michel Kroskof Thomas, né à Lodz en Pologne, il a alors 29 ans ; il s’est échappé du Camp des Mille d’Aix en Provence où il avait été interné comme juif et comme résistant, et était venu à Lyon pour recruter des réfugiés juifs d’Allemagne et d’Autriche pour entrer dans l’armée secrète. Il parvient à berner la Gestapo lors de l’arrestation, et s’en va dans les cafés habituels des réfugiés juifs les avertir du piège tendu rue Sainte Catherine.

Dans ce piège, 86 personnes, 62 hommes, 24 femmes, qui seront déporté.e.s. Des Juifs français, Français de naissance, Français naturalisés. Des Juifs étrangers : Polonais, Tchécoslovaques, Autrichiens, apatrides. La plupart ne survivront pas.

Pour ne pas tomber dans l’oubli, il faut alors se tourner vers celles et ceux qui ont survécu. A cette rafle, à cette époque. Qui ont mis des paroles et des vécus sur des listes, qui nous dessinent la ville d’alors, bien réelle, concrète, actualisant le souvenir dans ses lieux et ses rues.

J’ai retrouvé dans les mémoires de Renée David cette atmosphère de Lyon, et de ces rues du 1e arrondissement. Renée Moërel est étudiante à l’université lorsqu’éclate la guerre ; brillante et curieuse, elle passe en parallèle un diplôme de droit, et un diplôme de littérature allemande. Son fiancé (et futur mari), Marcel David, tient la boutique « Le roi du pantalon », rue Puits-Gaillot. Sa sœur travaille dans la boutique voisine, « Diana Couture ». Renée vit avec ses parents rue de la Martinière, en face de la salle Rameau ; elle prépare ses examens, elle fréquente les milieux intellectuels engagés, participe aux « Equipes Sociales », débat avec les partisans de la revue Esprit, manifeste avec les catholiques de gauche contre les projections du film antisémite Le Juif Süss rue de la République.

Marcel et Renée sont des amis proches du couple Raymond et Lucie Samuel, dits Aubrac. Le « roi du Pantalon » est un lieu de rencontre discret, à proximité du café du Moulin-Joli, à l’angle entre la rue Puits-Gaillot et la place des Terreaux. S’y retrouvent les artisans des réseaux de résistance, des Francs-Tireurs, des amis du docteur Dugoujon.

Marcel et Renée sont jeunes aussi, partent en balade le week-end à vélo, connaissent des moments d’insouciance. L’étau se resserre pourtant : après la rafle du Vel d’Hiv, les rafles qui ciblent les juifs étrangers, puis les juifs français. Renée est arrêtée elle aussi, emmenée à la prison de Montluc.

Je voudrais citer quelques mots de sa détention :

« Je le sais bien, je ne suis pas la seule à avoir vécu cette expérience d’enfermement, je dirai presque d’emmurement, ni la seule à avoir éprouvé cette colère, sourde par nécessité, qui est révolte contre l’injustice. L’humiliation s’inscrit en nous, s’enfouit en nous (« vous verrez, on s’y habitue »),devenus des êtres réduits à une sorte d’objet, l’enfermé, dont le comportement mécanique est déterminé par des impératifs dictés pour tous ces objets, anonymes, les enfermés (…) Le temps n’est plus en mouvement. Il est inerte, découpé en tranches inégales, en points successifs, entre lesquels c’est le vide. Le réveil, le café, la vidange des tinettes, portées à tour de rôle dans une zone voisine, à déverser dans des réceptacles creusés dans une cour ; la toilette, les repas, les courtes promenades tournées en rond dans une cour voisine. Chaque jour ressemble au précédent, monotone, privé d’espoir. Le temps n’est plus qu’une sorte d’attente passive, attente de rien d’autre que du rien ».

Envoyée à Drancy, tout comme les personnes arrêtées rue Sainte Catherine que nous commémorons aujourd’hui, Renée parviendra à obtenir sa libération, grâce à un réseau de solidarité et de résistance qui lui procure de faux certificats de généalogie attestant qu’elle n’est pas « de race juive ». Elle en conserve une profonde culpabilité vis-à-vis de « ces enfants, ces vieillards, ces jeunes couples », internés avec elle, et qu’elle n’a pas accompagnés vers ce qu’on désignait alors comme un « camp de travail » et qui était en réalité un camp de la mort.

Elle dit : « Je les ai vus partir. Et, depuis ce temps là, une culpabilité s’est attachée à moi, en une trace indélébile ». C’est le titre qu’elle donne à ses mémoires.

Se souvenir avec elle, c’est partager le poids de cette culpabilité, mais aussi la transformer, en injonction morale et message d’espoir. Renée David dit si bien le sens de cette expérience :

« J’ai ressenti la signification et la portée des principes inscrits sur le fronton de nos écoles, de nos mairies, de tous les édifices publics, comme faisant partie de moi-même. J’ai vécu le refus de toute soumission inconditionnelle à des ordres niant en chacun d’entre nous sa qualité d’homme et de femme, et d’enfant libre. »

C’est de ce refus qu’elle a tiré l’espérance, une espérance qui nous porte collectivement, et nous rassemble.

Elle a voulu transmettre, tout comme Denise Domenach-Lallich, résistante, cofondatrice du Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation, qui nous a quittés cet été. Et Benjamin Orenstein, qui nous a quittés récemment, après avoir inlassablement témoigné du calvaire des camps de concentration. Nous leur rendons hommage par cette cérémonie de la mémoire.

Puisse cette mémoire nous faire grandir, toutes et tous, vers la bienveillance et la lumière.

Yasmine BOUAGGA, Maire du 1er arrondissement de Lyon